Macabre carnaval

© Mathieu Vouzelaud

Création originale, texte et conception Stéphane Bensimon, co-mise en scène de Stéphane Bensimon, Élisa Delorme, Clément Delpérié et Jérémie Chevalier avec la troupe du Théâtre de l’Hydre, dans le cadre du Festival Départ d’Incendies – Théâtre du Soleil, Cartoucherie de Vincennes.

C’est un spectacle de troupe qui a lieu en plein air. En arrivant sur le site, d’emblée on en comprend l’élan collectif. La troupe se compose de deux techniciens et quinze artistes de différentes disciplines – théâtre, cirque, danse, et musique – originaires de France, du Chili, du Pérou et d’Uruguay, elle est en soi un Manifeste.

Le soleil n’est pas encore couché ses derniers rayons font cligner des yeux, puis il baisse et se cache, relayé par les projecteurs. Le thème monte en puissance pour parler de la dictature militaire en Uruguay – qui a commencé avec le coup d’État du 27 juin 1973 – et de la barbarie. Petit pays de moins de trois millions d’habitants dans les années soixante-dix il n’était pas au générique des assassinats politiques et des disparus dénoncés en Europe, contrairement  aux grands pays d’Amérique du Sud, comme le Brésil, l’Argentine ou le Chili. Pourtant la répression y fut aussi sauvage et de nombreux prisonniers politiques, dont des enfants, ont subi la torture.

© Mathieu Vouzelaud

La scénographie est posée entre les arbres, à l’entrée de la Cartoucherie et des bancs se font face, pour les spectateurs. Le dispositif est en bi-frontal, le spectacle se joue de cour à jardin, beaucoup d’éléments y sont astucieusement mobiles pour restituer les étapes de l’Histoire et les lieux des affrontements : panneaux aux multiples usages dont celui de tableau noir ou de représentation de photos et dessins collés, d’affiches ; estrades, praticables et wagonnets. Les industriels – dont la Banque Monti – et les politiques font face aux ouvriers en grève et à la jeunesse qui s’engage : « Rentrez chez vous. Dernières sommations… » Aux quatre coins du rectangle se trouvent des podiums sur lesquels interviennent par moments les acteurs, par la parole, le geste et l’action, par la musique, violoncelle et percussions. Le spectacle est très chorégraphié, on y voit l’entrainement des guérilleros, la représentation des soulèvements à Montevideo, les rassemblements de jeunes et réunions, les prises de parole… Les deux camps s’affrontent, avec interdictions et couvre-feu d’un côté, provocations et lutte contre la corruption, de l’autre.

Le spectacle est aussi l’histoire d’une jeunesse rêvant d’un monde plus juste, d’un idéal, et qui scandent les mots Liberté, Solidarité, une histoire d’utopie écrite par Stéphane Bensimon à la première personne et qui débute avec la crise économique de 1954. À la craie, sur un immense tableau, s’inscrivent certains noms dont celui de Carlos Liscano, journaliste et poète arrêté en 1972 et condamné à treize ans de prison pour appartenir au mouvement Tupamaros d’extrême gauche, qui défend l’action directe et la guérilla urbaine. Luiz Sánchez (inspiré de Raul Sendic), qui interrompt ses études juridiques et fait figure de leader, lance un appel à l’insurrection auprès de tous les travailleurs, dont les coupeurs de canne à sucre. « Le 7 mai 1962, j’ai treize ans, ils arrivent, les chevelus, nus pieds, délabrés, si pauvres… Plus rien ne sera comme avant. » Leïla ne retourne pas à l’école et rejoint la maison de quartier. Plus tard, avec Ricardo qu’elle accompagne, elle lira une Déclaration marquant ainsi son entrée en résistance. Des débats s’engagent sur la place de chacun, les stratégies à développer, la difficulté de s’unir. Mario, vingt-quatre ans, quitte le Parti Communiste et l’extrême-droite guette. « Ils n’ont pas de mémoire, ils n’ont pas de conscience… Nous devons créer un homme nouveau pour un monde nouveau » disent-ils avant de scander collectivement ce qui deviendra leur emblème : « De pie, luchar Que vamos va a triunfar… El pueblo unido, jamás será vencido. »  Des danses dont la Danse des Drapeaux, des pyramides comme expression de solidarité, des chants et de la musique traduisent leur combat et leur euphorie.

© Mathieu Vouzelaud

Puis vient l’Opération Condor, plan clandestin transnational mis en place par les régimes militaires d’Amérique du Sud avec le soutien des États-Unis. On élimine les subversifs, qui seront arrêtés et torturés, assassinés ou portés disparus. Le doute alors s’installe : abandonner ou continuer ? Liber Arce, un étudiant qui a réellement existé, sera l’un des premiers à tomber sous la dictature. Son nom, issu du verbe Liberarse / se libérer en espagnol, ne lui aura pas porté chance. Un cortège funèbre traverse la ville pour lui rendre hommage. Du groupe de jeunes, trois seront exécutés, Mario et dix-huit des révolutionnaires seront arrêtés. « La nuit est tombée sur mon pays » dit Leïla, contrainte à l’exil : « Je reviendrai… Nous reviendrons par milliers nous, les exilés… Nous vous soumettrons au jugement de l’humanité. » Les murs des palissades se couvrent de noir-ardoise. La mère de Ricardo attend follement son fils, elle a préparé sa soupe préférée. « Vous n’auriez pas vu mon fils ? Il se marie le mois prochain… » Mais il ne reviendra pas. Des chiffres sont égrenés : entre 1972 et 1976, 10% des 2 800 000 habitants ont subi la torture, 380 000 Uruguayens se sont exilés. Il y eut plus de 6 000 prisonniers politique et 300 disparus. Sur le tableau se dessinent les silhouettes des absents, autant dire une foule.

Les premières élections démocratiques eurent lieu en 1984, la dictature fut officiellement enterrée en mars 1985. « Nous sommes les enfants du XXe siècle. Il nous appartient d’écrire le prochain chapitre » dit le texte, avant que les acteurs n’entament le Chant de la Liberté « Golondrinas… Hirondelles… » en cercle, puis en ligne, comme en signe d’hommage.

Macabre carnaval n’a rien de didactique même si la pièce suit les événements historiques du pays dans un moment de crise et de guerre intérieure – les années soixante-dix – où des jeunes défendent âprement leur pays et ses libertés. C’est une histoire d’humanité, d’amitié et de solidarité habitée avec ferveur et justesse par une troupe, le Théâtre de l’Hydre où chacun a trouvé sa place et son personnage. Par la gestuelle, le travail des corps et des voix, la musique, l’invention scénographique, les acteurs portent un texte qui dans sa chronologie, met en lumière un pan de l’Histoire totalitaire en Uruguay, et qui a valeur d’archétype pour tous les combats du monde, hier comme aujourd’hui.

Brigitte Rémer, le 27 juin 2023

© Mathieu Vouzelaud

Avec : Baptiste Abraham, Stéphane Bensimon, Audrey Boudon, Lola Bréard, Rémi Brouillac, Jérémie Chevalier, Élisa Delorme, Clément Delpérié, Laure Descamps, Carlo Fernandez Valencia, Valentina Jara Vargas, Philippe Labonne (en alternance avec Yannis Bougeard et Yann Karaquillo), Léa Miguel, Luis Pazos Lorenzo, Vicente Perez Sencion, Sebastian Telleria, Elyne Ventenat. Murga composée par Thibault Chaumeil, paroles de Vicente Perez Sencion. Administration Sophie Desenfant – direction technique Rémi Brouillac.

Vu le 13 juin 2023 à la Cartoucherie de Vincennes – Théâtre de l’Hydre : 11 allée des hêtres 87280 Limoges – site :  www.theatredelhydre.com/  – email : theatredelhydre@gmail.comEn tournée au Festival Chalon-dans la Rue, les 20, 21 et 22 juillet 2023 à 21h (à Châlons-sur-Saône), site : chalondanslarue.com et au Festival d’Aurillac – Collectif La Toulousaine, les 23, 24, 25 et 26 août 2023 à 21h.

Autres spectacles, autres troupes à voir, dans le cadre de la première édition du Festival Départ d’incendies, au Théâtre du Soleil-Cartoucherie de Vincennes : La Compagnie Populo, Les Aveugles de Maurice Maeterlinck – La Tendre lenteur, Antigone de Sophocle – Les Barbares, Méphisto, de Klaus Mann – Immersion, Platonov d’Anton Tchekhov – L’équipe de Dyki Dushi accueillie en résidence de création – site : festival-depart-d-incendies.com